Cinéma / télévision / scénarisation
Cinéma / télévision / scénarisation
« El secreto de sus ojos », sous le titre anglais « The Secret in their Eyes », est probablement l’une des plus belles découvertes que j’ai faites au cours des dernières années et grâce aux bons conseils du propriétaire du dernier club vidéo de L’Île-des-Soeurs, Mario Smith. C’était un petit club fort convivial où l’on pouvait discuter de cinéma avec lui, toujours enthousiaste. Avec le marché qui baissait de façon substantielle, il a fermé boutique avant qu’il ne soit trop tard et il a eu raison, même si ses services nous ont manqués depuis. Il avait particulièrement une section internationale bien garnie avec des titres de choix. L’année où ce film argentin a remporté l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, je n’avais pas du tout porté attention à cette catégorie, car il arrive bien souvent que ces films ne soient pas distribués ici, ou quand ils arrivent, on les a déjà oubliés. Donc, dès que le DVD est arrivé au club, Mario s’était empressé de me le recommander chaudement, il était convaincu que j’aimerais... Et il avait raison.
Cette histoire est aussi touchante que bouleversante, elle nous captive dès le début. L’auteur du livre, d’où est tiré le scénario qu’il a aussi coécrit, manie d’une façon magistrale les dialogues, les émotions et les enchainements d’événements qui trouveront leur dénouement inattendu vingt-cinq ans plus tard. Il y a ce contraste également entre la musique au piano, si douce et apaisante, soudainement interrompue par une scène d’agression et de viol que l’on devine d’une bestialité inouïe ; je dis devine parce que la scène ne nous est pas montrée explicitement comme les Américains le font savamment, par exemple. Non, nous ne voyons que le résultat : le corps inerte et écorché de cette très belle jeune femme, jeté hors du lit comme un déchet. Cette image frappe comme une masse. Benjamin Espisito, alors assistant de la procureure, Irène Menéndez, n’avait cessé de râler depuis le matin parce qu’on avait assigné son bureau à cette enquête qui, selon lui et son collègue Pablo Sandoval, ne leur revenait pas. Puis, il ne peut détacher son regard de cette victime innocente laissé comme un oiseau supplicié. Il s’attache à cette affaire en même temps qu’il est profondément épris de sa patronne qui est à des lieues de son niveau social. De plus, elle va bientôt épouser un homme de la noblesse argentine. Il sait qu’il n’a aucune chance d’avenir avec elle, la société les divise.
L’enquête commence avec peu d’indices. Benjamin peut tout de même compter sur l’aide de son collègue Pablo qui, malgré ses mauvaises habitudes, est son principal allié dans sa quête du meurtrier. Qui peut s’en être pris à cette jeune institutrice ? Sans histoire, elle est nouvellement mariée à un banquier à la vie rangée et tranquille pour qui le centre de son univers est son épouse, la belle Liliana dont la mort l’anéantit. Tout pourrait aller pour le mieux dans l’évolution de leur enquête, mais le juge Fortuna (Mario Alarcon) et le détestable Romano (Mariano Argento), l’un des procureurs, ne cessent de mettre des bâtons dans les roues de Benjamin et Pablo. Ces derniers ne peuvent compter non plus sur l’aide d’Irène qui, en raison de ses responsabilités et surtout de sa rectitude stricte, se doit de se ranger du côté de son patron. Par ailleurs, la chimie entre ses deux comédiens (Darin et Francella) est formidable ; l’on pourrait croire qu’ils sont collègues de bureau dans la vie.
Pablo est un ivrogne invétéré abonné à quelques bars miteux d’où Benjamin doit le rescaper régulièrement pour le couvrir tant au bureau qu’avec la femme exaspérée par son poivrot de mari.
Lors d’une visite chez le défunt mari, Benjamin finit par identifier un suspect potentiel, Isodoro Gomez, une connaissance de jeunesse de Liliana, dans les albums photo du couple. Morales fait cependant échouer l’arrestation du type en question; trop pressé de voir un coupable sous les verrous, contacte la mère de Gomez qui entrainera sa fuite. Il demeurera introuvable jusqu’à la découverte de sa correspondance avec sa mère, mais ces lettres sont vides de sens et d’indices. La scène mémorable au cours de laquelle Pablo élucide ce mystère qui trouve sa solution dans la passion des Hommes.
Passionné de soccer, Gomez est finalement arrêté après une course folle en plein match devant une foule monstre. Dès ce moment, alors que l’on croit approcher d’un dénouement satisfaisant pour la justice, l’histoire emprunte une autre tangente, celle où la corruption d’un Romano sans scrupules vient empoisonner à nouveau la vie de Morales et de tout le personnel immédiat de la procureure. En même temps, Irène, qui va se marier bientôt, relance directement Benjamin, lui donne un rendez-vous clandestin lui signifiant son intérêt pour lui sans équivoque. Mais ce soir-là, le drame frappe encore et Benjamin, à regret, doit s’exiler dans un autre comté s’il veut rester en vie. « Tout ce que j’aime est ici, dit-il à Irène, avant de lui faire des adieux déchirants. »
La chronologie de tous ces événements est relatée dans le roman qu’essaie d’écrire Benjamin, un quart de siècle plus tard, contenu qu’il partage avec Irène, car il tient à savoir ce qu’elle en pense. La beauté dans le jeu de ces personnages dans le temps présent est que l’on sent que la passion est passée, enfouie, oubliée. Irène est moins à l’aise de ressasser ces vieux souvenirs, mais Benjamin est à la recherche d’une vérité, une conclusion qui lui échappe afin de fermer le livre à jamais.
Ce scénario est brillamment écrit et tout aussi brillamment réalisé avec des acteurs généreux au talent immense ; pas d’effets spéciaux, pas de scènes ou de poursuites spectaculaires, seulement une bonne histoire, comme le dirait Norman Jeweson. Combien ? Estimé à 2 millions de dollars US et qui en a rapporté 34 dans le monde.
Comme il se doit, le milieu de la production américaine éprouve d’énormes difficultés à distribuer des films comme celui-là, doublées ou avec sous-titres, c’est comme s’ils avaient peur de perdre leur identité (!!!). Alors, au lieu de montrer ce chef d’oeuvre dans son intégralité, ils ont fait, comme beaucoup trop souvent, un « remake » sur mesure pour eux-mêmes. Dans toute l’histoire de la cinématographie, il est très rare que cette pratique donne des produits d’égale qualité avec l’original ; à quelques exceptions près, des films qui se regardent en mangeant du maïs soufflé et en jouant aux cartes.
Ainsi, j’attendais avec une certaine appréhension la version américaine pour laquelle on est allé chercher des grandes pointures comme Nicole Kidman, Julia Roberts, Chiwetel Ejiofor sous la direction de Billy Ray qui cumule plus d’expérience comme scénariste que comme réalisateur. Le résultat est un dédale vraiment moins que médiocre dans un traitement qui n’a rien à voir avec l’histoire d’origine qui était si fine, si équilibrée. Nicole Kidman, qui joue le rôle de la procureure interprétée par Soledad Villamil dans la version argentine, est tellement empesée et froide qu’un mannequin en plâtre aurait fait mieux. Julia Roberts joue son rôle, mais on dirait qu’elle s’est trompée de plateau. Quant à l’acteur britannique, Ejiofor, il peut effacer ce titre de son CV, il se rendrait service. L’histoire, même si on essaie d’oublier le film original, ne tient pas la route et, surtout, n’a pas d’âme. Dans le film original de Campanella, les sentiments latents entre Benjamin et Irène sont vibrants tout au long du film et l’on espère que ces deux-là puissent se rejoindre un jour. Dans la version américaine, Nicole Kidman, avec ses traits figés par un traitement récent sans doute, est aussi émouvante et envoûtante qu’une masse de gélatine congelée. Alors si vous aimez la gélatine, vous allez être servi. 19 millions pour ce navet qui ne peut en aucun cas être comparé à l’original. C’est aussi un échec au box-office, ce qui est le point rassurant en ce qui concerne le discernement des cinéphiles.
Budget : $2 millions (estimation)
Revenus mondiaux : $34 millions (décembre 2017)
Sortie en salle : 2009
Récipiendaire de l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (2010).
Gagnant de 51 trophées et nommés à 40 reprises dans les festivals et cérémonies dans le monde au cours de l’année 2010.
Adaptation américaine en 2015, « Secret in Their Eyes ».
Budget : 19,5 millions
Revenus mondiaux : 35 millions (20 millions dans le marché domestique)
The Secret in Their Eyes / version 2009 et 2015
December 10, 2017
Réalisation: Juan José Campanella
Scénario : Eduardo Sacheri et Juan José Campanella
Basé sur le roman « La pregunta de sus ojos » par Eduardo Sacheri
Avec :
Soledad Villamil : Irene Menéndez Hastings
Ricardo Darin : Benjamin Esposito
Guillermo Francella : Pablo Sandoval
Pablo Rago : Ricardo Morales
Javier Godino : Isodoro Gomez
Mario Alarcon : Juez Fortuna
Benjamin Esposito, adjoint au procureur à la retraite, entreprend d’écrire un roman sur une affaire de viol suivi d’un meurtre restée impunie en raison de magouilles politico-judiciaires. Hanté par ce passé qui l’a également éloigné de son amour impossible pour Irène, sa patronne, il décide d’autopsier cette histoire en l’écrivant.
Ricardo Darin
Soledad Villamil
Guillermo Francella
Pablo Rago
Javier Godino
Adaptation américaine de 2015